La tête enveloppée dans une écharpe grise, le vieil homme saisit le pot de confiture vide posé sur la palette, à ses pieds. Puis il fait mine de se frapper le crâne avec. Il porte ensuite la main à sa bouche pour montrer combien ses dents bougent. Il extirpe enfin de sa pile de linge une chemise bleue au col rouge de sang. Sans un mot, ce migrant érythréen de 60 ans raconte les coups qui l’ont conduit à l’hôpital.
« Cela s’est passé mardi. Un groupe d’Ethiopiens ivres a commencé à se battre », détaille l’un de ses camarades du camp « Tioxide », un bidonville de tentes et de bâches installé à proximité d’un site industriel de Calais (Pas-de-Calais). Le vieil homme était au mauvais endroit au mauvais moment. « Ils l’ont frappé parce qu’il est érythréen. Ils s’y sont mis à 15 », assure notre témoin, très remonté contre la communauté éthiopienne.
Ce passage à tabac témoigne de la violence des rixes qui ont éclaté cette semaine à Calais entre les différentes communautés de migrants. Ces tensions, auxquelles s’ajoutent les assauts quotidiens de camions en route pour l’Angleterre, compliquent encore un peu plus la situation.
Selon la préfecture, la ville accueille actuellement entre 2 200 et 2 300 réfugiés venus principalement d’Erythrée, d’Ethiopie et du Soudan, contre 1 500 à la fin de l’été.
« On n’est pas là pour se battre, on est là pour traverser »
Mardi, les CRS ont dispersé les belligérants à coup de gaz lacrymogènes. Sous pression, le ministre de l’Intérieur a annoncé l’arrivée de 100 policiers supplémentaires, et il est désormais difficile de se promener en centre ville sans croiser un car de CRS. Le préfet a lui aussi fait un geste, en confirmant l’expérimentation prochaine d’un centre d’accueil de jour et en assurant que l’évacuation des squats n’était pas d’actualité.Les migrants se sont également mobilisés. « On n’est pas là pour se battre, on est là pour traverser », rappelle l’un d’eux. Des responsables des deux camps ont calmé le jeu. Mais pour Christian Salomé, président de l’association L’Auberge des migrants, « il faut vraiment deux fois rien » pour que cela reparte. « Si vous mettez 800 personnes sur un terrain de foot, avec des gens qui désespèrent de passer en Angleterre alors qu’ils ont fait 95% du trajet, vous pouvez être sûr que ça va exploser, explique-t-il. La cause profonde de ce qui s’est passé, c’est que les gens sont à bout ».
« La pire vie possible »
Moussa peut en témoigner. Après avoir fui le Darfour, ce Soudanais de 29 ans est arrivé à Calais le 29 août, après un périple à travers l’Egypte, la Méditerranée et l’Italie. Il confie d’emblée qu’il vit « la pire vie possible » ici à Calais. « On souffre du froid, de la faim, on ne mange qu’une fois par jour, on n’a pas de douches et on a nulle part où aller », énumère-t-il. En ce moment, il dort dans un squat. « Parfois, quand vous revenez, vous n’avez plus d’affaires. Cet endroit n’est pas sûr », ajoute Moussa.
Ce soir, Moussa est venu chercher son unique repas quotidien, une soupe populaire organisée tous les jours par plusieurs associations. Sur le quai froid et venteux, 500 personnes font la queue pour une gamelle de pommes de terre, riz, légumes et poisson. Une banane, un morceau de pain et un peu de soupe complètent le menu.
L’homme n’a même plus la force de tenter le passage vers l’Angleterre. « C’est impossible, alors j’ai laissé tombé », lance-t-il, refroidi par les risques d’accidents mortels. Dans l’attente de son rendez-vous pour sa demande d’asile, Moussa tue le temps en se promenant dans les jardins de Calais et en lisant. En passant par Paris, il a récupéré dans la rue un guide de voyage en anglais sur la Grèce.
« Tous les jours, on essaye d’aller en Angleterre »
D’autres ne lâchent pas. « Tous les jours, on vient manger ici, on dort et on essaye d’aller en Angleterre », résume Ali, un Soudanais de 17 ans arrivé il y a un mois. Bonnet descendu jusqu’aux yeux, écharpe sous le nez, l’adolescent détaille les techniques pour traverser la Manche. Ferry ou tunnel, le principe est le même: il faut s’introduire dans un poids lourd. « J’ai essayé une fois de me cacher sous un camion, il y a un espace où l’on peut tenir, explique le jeune homme, mimes à l’appui. Mais le chien m’a trouvé. »
L’autre solution, tentée une bonne douzaine de fois par l’adolescent, consiste à ouvrir la porte de la remorque pour se glisser dans la cargaison. Mais elle peut réserver de mauvaises surprises. A Calais, les migrants tentent d’entrer dans n’importe quel poids lourd, à n’importe quelle occasion (stop, stations services). « Si au bout de 15 minutes, le camion ne s’arrête pas, c’est que vous partez pour la Belgique ou l’Allemagne », poursuit Ali. Il faut alors taper sur la paroi pour se faire entendre du chauffeur et descendre.
« Je ne peux pas attendre si longtemps »
S’ils se font pincer avant même d’atteindre le camion, les migrants passent en général quelques heures au poste. Et doivent marcher deux-trois heures pour regagner le centre-ville. Pour le moment, Ali n’a pas eu de problème particulier avec la police. Mais il raconte que son camarade a eu le droit à du gaz lacrymogène. Et qu’un autre a eu le bras cassé par un coup de matraque.
Il en faut cependant plus pour le dissuader. Comme beaucoup de migrants à Calais, l’Angleterre est son eldorado. D’abord parce qu’il parle quelques mots d’anglais. Ensuite parce que la procédure de demande d’asile est plus courte qu’en France, quelques mois contre deux ans en moyenne chez nous. « Je ne peux pas attendre si longtemps ! », martèle Ali. Ce soir, l’adolescent tentera une énième fois de rejoindre l’Angleterre.
france info